Le numérique peut-il être responsable ?

Le 5 janvier dernier, France Culture diffusait un débat fort intéressant intitulé « Le numérique peut-il être écologique et responsable ? », dans le cadre de son émission « De cause à effets, le magazine de l’environnement ». Nous vous proposons dans cet article de nous arrêter sur quelques thèmes abordés dans ce débat, qui raisonnent particulièrement aux oreilles d’itopie. Vous trouverez le débat en entier sur le site de France Culture.

Trois intervenant·e·s échangent ainsi sur le thème du numérique responsable. Nous avons autour de la table Sophie Comte, cofondatrice de Chut ! Le magazine à l’écoute du numérique, Vincent Courboulay, ingénieur et maître de conférences en informatique à La Rochelle Université, auteur du livre « Vers un numérique responsable » qui paraît ces temps-ci chez Actes Sud et Frédéric Bordage, fondateur du collectif GreenIT, auteur du livre « Sobriété numérique » paru chez Buchet-Chastel.

Ce sujet est d’autant plus d’actualité qu’il prend des allures sérieuses et officielles avec la création de l’IRN, l’Institut du Numérique Responsable en France, avec sa déclinaison helvétique fondée dans la foulée par Florian Revaz (source : RTS).

État des lieux

Les trois intervenant·e·s s’accordent sur le constat alarmant des impacts essentiellement environnementaux du numérique, démultipliés par la croissance exponentielle du secteur. Sophie Compte mentionne ainsi dès le début de l’entretien le collectif de recherche « The Shift Project » et ses observations quant à l’explosion des émissions de gaz à effet de serre du numérique en seulement quelques années (résumé du 1er rapport).

Cette étude a été publiée en 2018 et se base donc sur des données plus anciennes. Il semble que le scénario rouge ci-dessus est celui que nous empruntons (le pire, donc), dans la mesure où peu ou pas d’actions significatives et concrètes ont été introduites pour réduire la pente de cette courbe. De plus, cette analyse porte essentiellement sur les effets du numérique en lien avec l’urgence climatique. Il ne faut pas oublier d’autres aspects environnementaux qui souffrent en parallèle, comme l’épuisement des ressources naturelles et la chute de la biodiversité.

Si ces constats ne sont pas remis en cause par les intervenant·e·s, les réponses et postures divergent, notamment sur le plan de l’engagement à réellement changer les fondamentaux. Il ne s’agit pas ici de dénigrer des avis ou des initiatives. Le défi est bien trop énorme pour faire la fine bouche; toutes les idées allant dans le sens d’une sobriété numérique sont bonnes à prendre. Nous pouvons néanmoins identifier des positions qui sont plus alignées aux valeurs d’itopie que d’autres.

Frédéric Bordage, que nous lisons depuis plusieurs années sur le blog GreenIT.fr, semble être le plus déterminé des trois. C’est également celui qui a un discours le plus proche de celui d’itopie.

Recyclage VS réemploi

L’extrait suivant est particulièrement représentatif de ce qui précède. Frédéric Bordage y souligne qu’il faut largement préférer le réemploi au recyclage. En moins de 2 minutes, il y aborde tous les thèmes défendus par itopie, notamment dans le cadre de son projet itopièces.

Il y a dix fois plus de valeur ajoutée humaine et économique dans le réemploi que dans le recyclage. Frédéric Bordage.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de faire le lien avec la règle des 7R que nous défendons :

Low tech VS high tech

80% des impacts environnementaux se concentrent dans la phase de fabrication des produits numériques. Ce constat doit nous pousser à prolonger considérablement la durée de vie de nos appareils. Sans compter que dans le numérique, la circularité de cette économie (récupération des déchets en fin de vie pour fabriquer de nouveaux produits) est faible, avec un taux de recyclage très bas, notamment dans les métaux utilisés.

L’industrie pousse à la miniaturisation des composants, ce qui complique passablement la réparation. En parallèle, nous n’observons pas d’améliorations significatives du taux de recyclage. Avec un modèle économique qui promeut largement le rééquipement en neuf, tout cela ne peut aboutir qu’à une pénurie de ressources naturelles, à plus ou moins brève échéance.

Le numérique est notre avenir, économisons-le ! Vincent Courboulay.

Il ne s’agit pas de l’économiser, mais surtout de le préserver, en pensant notamment aux générations futures. Frédéric Bordage est plus clair sur ce point :

On peut concevoir un numérique complètement différent, alternatif, où on va associer de la low tech avec de la high tech. […] Et c’est la seule façon d’avoir du numérique demain, parce que le numérique est une ressource critique non-renouvelable qui s’épuise inévitablement. Frédéric Bordage.

En d’autres termes, et c’est ce qu’itopie défend, le numérique est très important, mais il n’est matériellement pas possible de poursuivre la tendance actuelle de consommation et de gaspillage des ressources. Nous devons donc évoluer et arriver à une forme de sagesse qui nous dirait : ce domaine-ci vaut la peine d’être numérisé; ces secteurs-là, en revanche, doivent rester « analogiques », c’est-à-dire sans numérique. À ce sujet, nous avions abordé le cas de l’école numérique dans un précédent article.

Le réel défi est donc de créer un cadre permettant de restreindre volontairement notre usage du numérique et de ne l’utiliser que là où c’est vraiment nécessaire.

Désir VS besoin

Vincent Courboulay met en exergue une forme de déviance du modèle économique dominant qui se base sur le désir au lieu de se concentrer sur les besoins réels (et non fantasmés). Nourrir continuellement ses désirs, c’est alimenter son égocentrisme, son matérialisme et son individualisme, ce qui entraîne des gaspillages astronomiques et un certain aveuglement vis-à-vis des limites planétaires.

La réponse doit être au niveau européen. Vincent Courboulay.

De quelle réponse pourrait-il bien s’agir ? S’il faut plus de régulations ou de restrictions réglementaires, nous entrons en effet dans un monde où, de plus en plus, certaines libertés seront remises en question. Pour un défenseur acharné des logiciels libres, parler d’un modèle de société de plus en plus liberticide pourrait choquer. Mais on ne parle pas là des mêmes libertés.

Est-ce que j’ai vraiment loupé ma vie si je n’ai pas de montre connectée à 40 ans ? Frédéric Bordage.

Doit-on être libre de changer de smartphone tous les ans, simplement parce que le nouveau modèle très séduisant vient de sortir ? Dans un monde où l’énergie et les ressources naturelles viennent à manquer, des règles plus strictes doivent être imposées et seul l’État peut le faire, de la manière la moins inégalitaire possible.

ESS VS GAFAM

Les GAFAM peuvent-ils venir à notre rescousse et résoudre les problèmes critiques qu’ils ont contribué à aggraver ? Est-ce envisageable cette fois-ci de convoquer le Dieu technologie pour venir en aide à une humanité en détresse ? Les trois intervenant·e·s du débat s’accorde à dire que les initiatives de ces géants de la Tech sont pour le moins timides. Nous ajoutons qu’elles fleurent bon le greenwashing. Pour l’instant en tous cas, on ne voit que des mesures cosmétiques émerger, mais pas de réel changement de modèle.

 

Pour itopie, les vrais changements ne peuvent pas venir des GAFAM. Nous pensons en revanche qu’un mouvement peut être initié par l’ESS, l’Économie Sociale et Solidaire. Elle possède en effet des valeurs fortes notamment au niveau du modèle économique promu, le modèle non-lucratif ou à lucrativité limitée. De plus, elle défend les Communs, un système qui a prouvé son efficacité, en particulier pour gérer collectivement des ressources limitées.

Les citoyen·ne·s lambda représentent aussi des moteurs de changement, essentiellement parce qu’ils/elles peuvent décider de modifier leurs comportements.

 

Vincent Courboulay mentionne notamment cette excellente initiative française de l’indice de réparabilité, qui est obligatoire depuis le début de cette année pour certains produits électroniques. Comment fonctionne cet indice et comment est-il calculé ? Voici une petite vidéo qui l’explique.

 

Nous n’avons hélas pas une telle étiquette de réparabilité en Suisse. Mais nous pouvons espérer qu’elle arrivera sur notre marché assez rapidement, dans le sens où les fabricants qui livrent les clients français ne vont pas enlever l’étiquette pour les clients suisses. Voir à ce sujet l’article de la Tribune de Genève, paru le 21 octobre 2020.

Même si on peut avoir l’impression que ces gestes sont dérisoires vis-à-vis de la hauteur des défis à relever, c’est déjà une petite victoire qui peut en entraîner d’autres. Et c’est toujours bon à prendre.

Numérique responsable VS transition numérique éthique

Que penser de ces initiatives visant à officialiser cette tendance par des instituts dotés d’une certaine légitimité ? C’est sans doute déjà un pas en avant dans la bonne direction. Mais de notre point de vue, ces actions ne vont clairement pas assez loin ni assez rapidement. Nous avons été surpris que la charte du numérique responsable ne mentionne pas la défense des logiciels libres ni le combat acharné contre le capitalisme de surveillance. Or, la transition écologique ne pourra pas se faire dans un tel contexte, comme le démontre la RevueDurable no 63, sortie en 2019.

Comme cette démarche est très jeune, nous pouvons espérer qu’elle évolue et ajoute ces composantes nécessaires à sa charte. Nous allons par ailleurs contacter l’antenne helvétique à ce sujet.